Les vues de villes sur le monnayage allemand et suisse des XVIIème et XVIIIème, par Jean-Philippe Perret
Entre le XVIIe siècle et le début du XIXe siècle, une représentation iconographique inédite se rencontre sur certains monnayages du Saint Empire romain germanique et de deux cités de la confédération helvétique. Des vues de villes réalistes vont illustrer des monnaies commémoratives et de circulation courante. Ces vues sont les reflets d'une histoire complexe et d'un paysage politique atomisé. Voici quelques éléments de catalogage et d'interprétation pour une première approche.
1 Les vues urbaines sont peu présentes dans le monnayage antique. Les monnaies grecques, et surtout romaines sont riches en monuments représentés, mais il n'y à jamais de vue de ville complète, sauf sur certains monnayages coloniaux tardifs. Avec le IVe siècle et l'ouverture d'ateliers déconcentrés, dont Trêves, on va souvent essentialiser la ville avec une vue de sa porte. L'iconographie du bâtiment unique va connaître un bel avenir au Moyen-Âge en Europe avec le denier « au temple » carolingien, puis le « Châtel Tournois ». Dans l'espace du Saint-Empire, une monnaie du XIe siècle va aussi susciter la création de nombreux types dérivés : le denier de Cologne. Il arbore une cathédrale au revers et sera imité par de très nombreuses principautés ecclésiastiques et laïques en Rhénanie. Ces vues de châteaux et de cathédrales illustreront souvent les bractéates : des deniers larges unifaces frappés sur une bonne partie du territoire allemand. Au XIIIe siècle, ce monnayage riche s'appauvrit, l'imitation des monnaies italiennes, anglaises et françaises donne des représentations plus standardisées. Les éléments architecturaux se limitent souvent aux dais gothiques inspirés des monnaies d'or de France et des Pays-Bas, mais le contexte de la fin du Moyen-âge va ouvrir de nouveaux horizons.
Denier de Philippe de Herensberg, archevêque de Cologne (vers 1160). Argent 17 mm. Collection de l'auteur
2 L'accroissement de la production minière d'argent multiplie les gros modules, allant jusqu'au thaler, (monnaie large de plus de 40 millimètres pour près de 28 grammes), permettant de s'exprimer largement. Le patriciat urbain des villes du nord et du sud de l'Allemagne s'émancipe de plus en plus et prend le pouvoir dans de nombreuses villes indépendantes : les cités d'Empire. La plupart d'entre-elles passent à la Réforme protestante, augmentant l'esprit d'indépendance des décideurs issus de l'élite marchande. Vers 1530, une vingtaine de villes indépendantes frappent monnaie régulièrement dans tous les métaux dont l'or. Dans une cinquantaine d'autres, les émissions sont pus ou moins régulières et portent plutôt sur du petit numéraire.. Ces villes expriment leur indépendance par leurs armoiries qui sont souvent des représentations de symboles traditionnels pour ces cités : clefs (Brême, Ratsibonne...) portes fortifiées (Hambourg, Hamelin...) et l'aigle impériale (Francfort-sur-le-Main, Nuremberg...). L'imprimerie nait en Allemagne avec les innovations de Gutenberg (Lettres interchangeables en cuivre, presse et encre plus adaptée). Avec la chronique de Nuremberg publiée en cette ville en 1493, les premières vues urbaines se répandent. Leur réalisme s'accentue tout au long du XVIe siècle, grâce aux publications entre autres de George Braun et Franz Hogenberg. Toute ville digne de ce nom doit avoir sa vue en gravure, participant à la fierté urbaine.
3 Une bonne vingtaine de cités d'Empire, une dizaine de principautés laïques et ecclésiastiques frappèrent monnaie avec des vues de villes, mais ces types resteront irréguliers. Ma présentation se concentrera sur les six villes ou les représentations urbaines seront caractéristiques du monnayage pendant une période donnée :
- En Suisse, les villes de Bâle et de Zurich au XVIIIe siècle
- Sur le Main, affluent du Rhin, Francfort, de 1648 à 1866
- Sur le Danube, Ratisbonne, de 1632 à 1803
- Augsbourg en Bavière, de 1626 à 1805
- Nuremberg en Franconie, de 1630 à 1806
La datation allemande va depuis la guerre de Trente Ans pour au « recès d'Empire » de 1803 (dernier acte de la diète du Saint-Empire), qui voit la perte de l'indépendance de la plupart des cités, bien que Augsbourg et Nuremberg verront leur indépendance se prolonger quelque peu.
Ces six villes présentent toutefois de nombreux traits communs reproduits dans ce tableau.
Ville | emplacement | fondation | Statut étatique |
Statut religieux | Rôle économique et culturel |
Bâle | Rhin | Romain mineur fondation carolingienne |
Ville libre | Réformé luthérien |
Concile 1430 Université Centre d'imprimerie |
Zürich | Site lacustre | Romain mineur fondation carolingienne |
Ville libre | Réformé zwinglien |
Faculté de théologie Centre d'imprimerie |
Francfort- sur-le-Main |
Main, affluent du Rhin |
Romain mineur fondation carolingienne |
Cité d'Empire |
luthérien | Ville de foire site du sacre de l'empereur Centre d'imprimerie |
Ratisbonne | Point septentrional du Danube |
Grand site Romain |
Cité d'Empire évêché |
Luthériens majoritaires minorité catholique |
Diète permanente de l'Empire |
Augsbourg | Carrefour terrestre |
Grand site Romain |
Cité d'Empire évêché |
Luthériens majoritaires minorité catholique |
Centre artistique et financier Centre d'imprimerie |
Nuremberg | Carrefour terrestre |
Othonienne (XIe siècle) |
Cité d'Empire |
Luthériens | Centre artistique et financier Centre d'imprimerie |
Thaler de Augsbourg frappé en 1642. Argent 42 mm. Collection de l'auteur.
4 Le contexte de la guerre de Trente Ans est fondateur pour ce type de monnayage. La destinée des villes d'Empire est incertaine. Luthériennes pour la plupart, elles sont prises en otage entre les deux partis. Si elles ne sont pas des puissances militaires, elles peuvent être des places financières fortement sollicités. C'est ainsi que les premiers « Regimensthaler » sont produits en 1622-23 dans le sud de l'Allemagne à Constance, Ulm et Memmingen. Ces monnaies dite du « gouvernement » montrent une vue de la cité au droit et les armoiries des principaux édiles au revers. Il s'agit plus de médailles que de monnaies produites dans des villes très secondaires par des graveurs de centres urbains plus importants. Peu de temps après, dans la ville d'Augsbourg, on représente ces vues sur les thalers, mais aussi leurs divisionnaires. La vue urbaine est bien reconnaissable, elle aplanit par contre le relief et met sur le même plan les basiliques Saint Affre et Sainte Ursule, le nouvel hôtel de ville achevé en 1620 et son beffroi, et enfin la cathédrale de la Visitation. La forêt de clochers caractérise cette cité multiconfessionnelle. Si les réformés dominent en nombre, une bonne partie des dirigeants sont restés catholiques, dont les descendants du grand banquier Jakob Fugger (1459-1525), contributeur principal à l'élection de Charles Quint un siècle plus tôt. L'accent est aussi mis au premier plan sur les enceintes bastionnées de la ville en cette période difficile.
Demi-thaler de Nuremberg frappé en 1631. Argent 36 mm. Collection de l'auteur.
5 La ville de Nuremberg emboîte le pas, peu après à Augsbourg, en 1631. Dans un contexte troublé, la cité frappe un demi-thaler, un thaler, et des multiples du ducat d'or montrant une vue de la cité bien défendue par ses remparts, reconnaissable aussi grâce aux grosses tours caractéristiques. Le château, les églises St Sébald et St laurent achèvent la reconnaissance de ce paysage urbain. Ces monnaies apparaissent également dans le contexte
troublé de la guerre de Trente Ans. La gravité des temps troublés de la guerre de Trente Ans s'affiche dans les inscriptions d'une des premières monnaies frappées alors que l'armée impériale de Wallenstein est installée à proximité de la ville et que l'armée suédoise s'apprête à déferler. Un chronogramme porte cette mention latine:
VIVIDapaXChrIstIserVetnosteMporetrIstI
Cette mention que l'on peut traduire ainsi « Que la paix vivante du Christ nous sauve en cette triste période » utilise le procédé du chronogramme ou de la date en rebus, les lettres donnant ainsi dans le désordre la date de 1631. Ces vues de la ville domineront une bonne partie du monnayage d'or et d'argent de Nuremberg pendant 170 ans.
6 A la même époque, la ville de Ratisbonne émet sa première monnaie avec vue de ville dans un contexte particulier. En 1633, cette ville à majorité protestante, occupée par les forces impériales catholiques est assiégée par les troupes protestantes du général Bernard de Saxe-Weimar. Après un court siège, les Impériaux livrent la ville aux troupes protestantes et la ville doit payer une indemnité aux assiégeants. Celle-ci est frappée sous forme de thaler d'argent arborant la vue de la cité et ce qui fait son identité : le grand pont sur le Danube enjambant une île fluviale. Cette monnaie type restera unique jusqu'au XVIIIe siècle ou ce type de vue dominera les thalers d'argent et ducats d'or de cette ville adminsitrative importante.
7 La paix de Westphalie de 1648 met enfin fin à cette période noire pour l'Empire. Les cités frappent pour l'occasion de nombreuses monnaies commémoratives, dont la première vue de ville de Francfort-sur-le-Main. Cette vue caractéristique ouvre un monnayage qui dura près de 200 ans, illustrant le grand pont sur le Main, la haute tour de l'église du couronnement, la cathédrale Saint-Barthélémy. Très peu commun au XVIIe siècle, ce thème revient souvent au milieu du XVIIIe siècle. De nombreuses principautés et cités émettent alors un monnayage varié ou les vues de villes tiennent une grande place.
8 La seconde moitié du XVIIe siècle est moins sombre en Allemagne, bien que troublée par des conflits régionaux et internationaux. La reprise de la ville d'Osnabrück par son évêque en 1661 fut l'occasion de nombreuses frappes de monnaies en argent et en or montrant la ville entourée de ses remparts et sous la protection de saint Pierre. La plus grande ville d'Allemagne, Hambourg produira de nombreuses médailles monétiformes en or montrant fièrement la vue de la ville depuis la mer. La ville martyre de la guerre de Trente Ans, Magdebourg, saccagée par les Impériaux en 1631 produisit de nombreux thalers montrant des vues de la ville à la fin du siècle.
Quart de thaler de la ville de Bâle, sans date (1710). Argent 27,75 mm. C.G.B.
9 Dans la Confédération helvétique, les villes de Zürich et de Bâle connaissent un développement important sur tous les plans à la même époque. A la fin du XVIIe siècle , Bâle, puis Zürich au début du siècle suivant ont recours à ces types. Les vues de Bâle sont diverses et concernent de nombreuses unités d'argent et d'or. On y reconnaît les trois grands monuments de la ville, la cathédrale, l'église saint Pierre et l'hôtel de ville avec toujours la vue du Rhin. La vue de la rive droite, la plus importante, est souvent privilégiée. La représentation du lac de Zürich est aussi centrale dans les monnaies mais la vue entre les deux rives est plus égalitaire. Les types sont moins variés également. De gauche à droite, on reconnait la « Fraumünster », la « peterkirche », au milieu la Wasserturm ou tour de l'eau, la wasserkirche et la gross muntser. Cette vue est typique des monnaies d'argent du XVIIIe siècle.
10 Le XVIIIe siècle allemand est plus paisible que le siècle précédent, même si les guerres n'épargnent pas non plus le territoire, (pas de conflit aussi dévastateur que celui du siècle précédent). Le monnayage reste riche et varié que ce soit dans les cités, ou les principautés ecclésiastiques et laïques. La ville de Nuremberg use largement de la vue urbaine sur tous types de monnaies y compris les plus petites variant les angles de vue. La vue du pont sur le Danube de Ratisbonne illustre largement les thalers, demi-thalers et ducats de la ville. Si ces représentations deviennent plus rares à Augsbourg, elles se répandent à Francfort-sur-le-Main ou elles illustrent une partie du monnayage. Le triangle divin se généralise souvent au dessus des vues. Des flèches dans les rivières représentent le sens du courant. Les vues de villes restent plus limitées pour les autres Etats. Elles vont toutefois souvent orner les monnaies commémoratives des 200 ans de la Réforme. A peu près toutes les grandes cités indépendantes ou ecclésiastiques se distinguent par une ou deux émissions, émises lors de circonstances souvent peu ordinaires : paix, mort du souverain ou du prélat, commémorations diverses......
Demi-thaler de 1751. Argent 32,5 mm. C.G.B.
11 En 1792, les principautés ecclésiastiques et cités frappent des monnaies d'exception pour payer les armées engagées contre les troupes révolutionnaires françaises. Ces monnaies sont désignées sous le terme de thalers de contribution. Il s'agit là des dernières frappes importantes arborant des vues de villes avant le recès d'empire de 1806 qui voit la fin du Saint Empire Romain germanique et la fin de l'indépendance pour la plupart des villes.
Parallèlement, la nouvelle organisation de la confédération helvétique par Napoléon produit un effet similaire en Suisse ou les émissions de Bâle et de Zürich deviennent bien plus ordinaires.
Thaler de la ville de Ratisbonne frappé en 1754. Argent 42 mm. C.G.B.
12 La paix de 1815 voit la fin de toutes les principautés ecclésiastiques et la fin de la plupart des cités libres d'Empire sauf trois villes hanséatiques (Brême, Hambourg, Rostock) et Francfort-sur-le-Main. De ces quatre villes, Francfort-sur-le-Main a la plus grosse production monétaire, la ville voyant sa puissance économique monter durant cette période. La vue de la ville sera reprise du petit kreuzer de billon au double-thaler d'argent. De nouveaux types apparaissent, ainsi la vue du quartier secondaire sur l'autre rive du fleuve, de « Sachsenhausen », ou l'hôtel de ville que l'on voit sur un thaler de 1863 frappé pour la venue d'un congrès de princes allemands. En 1866 toutefois, fort de sa victoire sur les Etats allemands coalisés, le royaume de Prusse annexe la république de Francfort. Seule Brême et Hambourg gardent leurs privilèges monétaires dans le Reich allemand proclamé en 1870, mais nulle fantaisie dans ces monnaies.
Kreutzer de billon frappé par la ville de Francfort en 1839. Billon, 14 mm. Collection de l'auteur.
L'unification allemande et celle de la Suisse auront comme conséquence de simplifier fortement la richesse des monnaies. Ces deux aires géographiques totalisèrent la grande majorité des vues urbaines de villes en Europe à l'époque. Les aires satellites (Scandinavie, Pologne) présentent aussi quelques types ainsi que les Etats italiens mais en des proportions bien moindres. Il est intéressant toutefois de noter que pour l'Allemagne, les monuments restent très présents dans les pièces de deux euros commémoratives d'une manière plus marquée que sur les autres monnayages européens actuels.
Avers de la deux euros de 2010 illustrant l'hôtel de ville et la statue de Roland de Brême.