La cavalerie de saint Georges : histoire d'un motif monétaire ; conférence de Jean-Philippe Perret, décembre 2014
Toutes les religions ont leurs tueurs de monstres qui débarrassent la Terre et ses habitants du mal sous toutes ses formes. Dans le christianisme, il peut s'agir de l'archange Michel, chef des armées célestes affrontant le diable, ou plus modestement de nombreux hommes et femmes, vainqueurs de monstres et d'esprits malins par les armes spirituelles, secondés parfois par des armes plus matérielles. Parmi ces saints, Georges a une place de choix, matérialisée sur le monnayage. Voici une présentation des aspects les plus importants de celui-ci, une présentation plus complète est disponible en deux articles parus en 2015 dans les numéros 464 et 465 de Numismatique et Change.
1 Saint-Georges est considéré comme le « mégalo martyr; » par les chrétiens orthodoxes, c'est à dire le plus grand des martyrs. Les premiers martyrologues du VIe siècle font état d'un militaire martyrisé pour sa foi au IVe siècle par un empereur païen. Il s'agit alors d'un saint militaire parmi de nombreux autres qui apparaissent alors et placent désormais cette profession, tenue à l'écart des premiers chrétiens, dans la normalité. Ce saint est vénéré par le caractère particulièrement atroce de son martyre qui dure près de deux ans : ébouillanté, scié vivant, éviscéré, il meurt enfin décapité, non sans avoir suscité de nombreuses vocations. Les premiers textes insistent sur son martyre, mais une tradition secondaire va connaître une belle destinée. Celle-ci insiste sur un épisode ou il délivre la ville de Sinoppe (en Lydie ou en Syrie) d'un dragon qui mange ses jeunes filles, sauvant ainsi une princesse d'une destinée funeste et obtenant la conversion des habitants de la ville. Cette tradition orale est couchée par écrit seulement à la fin du XIIIe siècle par Jacques de Voragine. Elle vient peut être d'une mauvaise lecture d'images ou le saint est représenté en militaire victorieux d'un dragon qui représente symboliquement ses bourreaux. Il est dit alors « trophaïphoros », le porteur de trophées. Cette image correspondait aussi à de nombreux héros et demi-dieux antiques délivrant la terre de monstres, les « sauroctones ». Déchus, par le christianisme, Persée et Hercule seront remplacés par saint Georges et bien d'autres sauroctones.
2 En 1096, dans l'Espagne de la Reconquista , la victoire des chrétiens sur les Maures à Alcoraz est attribuée à la présence de saint Georges chargeant dans les rangs des vainqueurs. La même histoire est racontée à propos de la bataille d'Antioche en 1098, puis bien plus tard à Montgisard en 1196 ou l'on retrouve encore ce cavalier surnaturel vêtu de blanc et portant un écu blanc à croix rouge. La première traduction monétaire du saint a lieu à Antioche, sous le règne du normand Roger de Salerne (1112-1119) qui emploie sur ses follis de bronze le saint en cavalier tuant le dragon. Cette première représentation monétaire n'est pas suivie en Occident mais suscite la création d'un type byzantin qui relaie, lui, les représentations grecques, le saint y étant représenté en costume militaire à pied, seul ou tenant la croix partiarcale avec l'Empereur. La première représentation apparaît sous Jean II Comnène (1118-1143), suivie d'autres jusqu'à la fin du XIIIe siècle ou Georges sera toujours représenté à pied et sans dragon.
Follis de Roger de Salerne (1192-1119) pour la principauté d'Antioche. Ex Jean Elsen
Trachy en electrum du basilus Jean II Comène (1118-1143) frappé à Constantinople.
Ex Numismatica Ars Classica
3 Ramené dans les bagages des croisés, le culte du saint connait un grand développement en Occident, qu'attestent de nombreuses sculptures où celui-ci est représenté quasi exclusivement en cavalier tueur de dragon. S'il est considéré comme protecteur de la classe des chevaliers, sa protection s'étend aussi à toute la population. Sa fête printanière, célébrée le 23 avril, correspond dans une bonne partie de l'Europe à la mise en pâturage des bestiaux, aux semailles et au brassage de la bière en Allemagne. Son rôle de protecteur de la jeune vierge de Sinoppe le rend protecteur des mariages, et sa représentation en cavalier étend ses pouvoirs sur les chevaux, et même aux navires puisque sa fête marque la reprise de la navigation en Méditerranée. Il est d'ailleurs le saint patron de nombreuses villes portuaires européennes qui ont participées aux croisades et repris les armoiries attribuées au saint : d'argent à la croix de gueules partagées par Londres, Gênes et Barcelone. Les occurrences monétaires sont toutefois rares, dues aussi à la taille du monnayage de l'époque, peu propice. On trouve un monnayage en Bohême au XIIe siècle, et une monnaie rare frappée au début de la Guerre de Cent Ans, le florin Georges du roi de France Philippe VI émis en 1341 et 1346, juste avant que le saint devienne patron de l'Angleterre en 1348.
Florin Georges de Philippe VI (1328-1350) frappé à Angers en 1341. Ex Künker
4 Saint-Georges connait une première floraison monétaire dans l'Italie de la Renaissance qui cherche le secours céleste, se sentant menacée par la progression ottomane après la chute de Constantinople. Dans la péninsule, où les cités indépendantes frappent déjà monnaies à l'effigie de nombreux saints protecteurs, il est déjà patron de nombreuses cités maritimes, dont Gênes et Venise (de manière secondaire pour cette dernière), ou les villes de Mantoue et de Ferrare, gagnées sur les marais, sans monnayage particulier. Les deux grandes familles patriciennes, qui font de Mantoue et de Ferrare des seigneuries urbaines, choisissent d'orner une partie du monnayage d'or et d'argent de la figure du saint, comme dans le cas des ducats d'or de Louis II de Gonzague à Mantoue en 1445, puis de Hercule d'Este à Ferrare (1471-1505) peu après. Le monnayage de ces deux seigneuries est marqué par un large usage du saint jusqu'au milieu du XVIIe siècle, poursuivi par les papes à Ferrare après l'absorption de la seigneurie dans les Etats de l'Eglise. Les Gonzague ornent leurs ducatons du saint aussi à Casale dans le Montferrat, suscitant de nombreuses imitations dans les seigneuries secondaires de Ligurie et de Toscane. Georges n'est d'ailleurs pas le seul saint sauroctone, Théodore à Casal et Crescentinus à Urbino sont également représentés comme des cavaliers tueurs de dragons. Au milieu du XVIIe siècle, la République de Gênes représentera aussi saint Georges sur diverses monnaies d'or et d'argent, dernier Etat italien à le représenter sur ses dernières monnaies indépendantes en 1814.
Grossone d'Hercule d'Este (1471-1505) pour le duché de Ferrare. Ex Künker
5 L'Allemagne des XVIe et XVIIe siècles et ses centaines d'autorités monétaires, fit aussi usage du saint, en particulier la famille de Mansfeld, apanagée autour de la ville du même nom en Allemagne centrale. Cette famille de grande noblesse partagea ses terres entre trois lignées majeures, produisant à leur tour six rameaux qui frapperont tous monnaie grâce à la grande richesse des mines d'argent locales. Ces monnaies ont la particularité d'être toujours frappées collectivement par différents membres de la famille, père, fils, oncles et neveux dont les prénoms sont indiqués, mais l'effigie du saint remplace les portraits. Le revers est invariablement aux armoiries familiales tandis que le saint est représenté en cavalier contemporain, aux allures de lansquenet, moustachu avec un grand béret emplumé, et ce dans les années 1520-40. L'apogée de ce monnayage se situe entre 1540 et 1660, puis il décline fortement à la fin de ce même siècle. A la même époque, la ville de Friedberg en Hesse est gérée collectivement par différentes familles nobles, qui font également usage de la figure du saint, mais celui-ci est généralement représenté à pied. On le trouvera aussi sur des médailles monétiformes produites initialement à Kremnitz (Slovaquie actuelle), combinant le saint à cheval tuant le dragon d'un côté, avec la protection maritime au revers montrant le Christ calmant les flots du lac de Tibériade. Cette médaille fut frappée en tous métaux jusqu'au XXe siècle, protégeant tous les voyageurs, marins et cavaliers, qui resta dans les poches des combattants de toutes nations jusqu'à la Première Guerre Mondiale et au delà.
Thaler de la lignée Mansfeld-Vorderort aux noms des co-comtes Gérard, Philippe et Jean, frappé en 1541 à Eisleben. Ex collection privée
6 Georges est le saint patron de la Moscovie. On le retrouve sur le petit monnayage d'argent, les « denga » frappés par différentes principautés avant l'unification de la Russie par les princes de Moscou qui prennent le titre de Tsar. Le dragon s'efface toutefois de la représentation du cavalier, armé d'une épée ou d'une lance (« kopie » en russe), employé à la fin du règne d'Ivan IV (1553-1584). Ce lancier donna le nom de kopeck qui devient la centième partie du rouble frappé par le tsar Pierre le Grand (1689-1725) à partir de 1701. Les kopecks deviennent des pièces de bronze de grandes dimensions où l'on retrouve désormais le dragon, tué par un saint aux allures de cavalier antique. Très courant sur les bronzes de Catherine II (1763-1796), il devient ensuite moins visible car il orne l'écu de Moscovie, qui porta l'aigle impérial jusqu'à la fin de l'Empire.
Évolution des représentations de saint Georges sur trois monnaies russes, de gauche à droite, un cavalier sur un denga de Boris Godounov (1598-1605), au revers d'un rouble de Catherine II en 1765, au revers d'un rouble de Nicolas II frappé en 1613. Ex collection privée
7 Saint patron de l'Angleterre depuis 1348, Georges eut les faveurs d'un seul et bref monnayage sous Henri VIII, le monnayage d'or étant plutôt occupé par saint Michel jusqu'à la Première Révolution Anglaise. Dans un contexte marqué par la victoire sur la France de Napoléon, le renouvellement des monnaies britanniques et le philhellénisme, le graveur italien Benedetto Pistrucci (1784-1855) créa un saint Georges aux allures antiques, inspirées des reliefs du Parthénon, qui viennent alors d'enrichir les collections du British Museum. Si la mode de l'époque est marquée par le néogothique, elle fait aussi la part belle au mouvement néoclassique. Ce cavalier grec, à la nudité héroïque, qui ressemble plus à Persée qu'à un héros chrétien, est choisi pour orner le revers des nouveaux souverains d'or en 1817, puis le revers des couronnes d'argent à partir de l'année suivante, devenant un motif récurrent du monnayage d'or et des couronnes d'argent de l'époque victorienne. Il devient le symbole de la puissance financière britannique, qualifiée de « cavalerie de saint Georges ». Ainsi, à la veille de la Première Guerre Mondiale, le saint orne le revers des souverains d'or de Georges V, les seules monnaies au monde à avoir été frappées en même temps sur les cinq continents : en Angleterre, en Inde, en Afrique du sud, en Australie et au Canada.
Saint Georges de Benedetto Pistrucci au revers d'une couronne britannique de 1889.
Ex collection privée
8 Avec la chute de l'Empire des Tsars en 1917, la place de Georges devient limitée à la Grande-Bretagne. Le motif de Pestrucci continue à orner les souverains d'or de Georges VI et d'Elizabeth II. Différentes réinterprétations apparaissent sur les monnaies commémoratives à partir de 1935. Toutefois, la fin de l'union soviétique remet à l'honneur le saint sur les monnaies russes, en particulier les kopecks, qui circulent toutefois bien peu (40 roubles valent environ un euro). Le motif est cette fois inspiré des icônes orthodoxes. La république éponyme de Géorgie l'emploie aussi comme blason du pays, comme tel, il orne aujourd'hui une partie des ses monnaies.
Avers de la 10 kopecks de 2007.
Ex collection privée
Sur le saint:
Georges Didi-Huberman, Riccardo Garbetta, Manuela Morgaine , Saint Georges et le dragon, versions d'une légende, édition Adam Biro, Paris, 1994