L'aigle à deux têtes dans la monnaie : l'aigle bicéphale dans tous ses Etats : 1160-2017 par Jean-Philippe PERRET, conférence du 13 juin 2017
1-les origines orientales Le motif de l'aigle bicéphale apparaît en Mésopotamie vers 2500 avant notre ère mais c'est la civilisation des Hittites qui en fera le plus grand usage dans les sceaux de ses dirigeants, ainsi que dans de ses monuments. Avec la disparition de la civilisation hittite vers 1100 avant notre ère, le motif disparaît avant de revenir dans les mêmes aires géographiques, mais cette fois dans les bagages des Turcs qui s'installent dans l'actuelle Turquie suite à la défaite byzantine de Manzikert (1071). Selon certains historiens du monde musulman, cet aigle aurait été repris comme emblème par la dynastie Seldjoukide mais cet usage devient avéré avec différents dirigeants apparentés à la dynastie des Artukides qui dominent alors une partie de la Turquie et de l'Irak, c'est donc sous le règne de l'atabeg de Sinjar Imad Zangi II (1170-1197) qu'en est frappée la première expression monétaire, suivie peu de temps après par l'atabeg de Dyarbakir Nasir-al-din Mahmud (1200-1222). Des Turcs l'emblème sera repris par la dynastie des Paléologue, dernière dynastie à se maintenir sur le trône de Byzance. Toutefois, il n'y aura pas d'usage monétaire direct dans l'empire byzantin. Seules les dynasties italiennes liées à la famille Paléologue en feront usage, la famille gênoise des Gatiluzio, seigneurs de Mytlène au début du XVe siècle, et les Paléologue du Montferrat à la fin du XVe siècle.
Dinar de bronze de l'atabeg Iman Zanji II de Sinjar (1179-1197). Sphinx numismatic (Sinjar)
2-l'apparition dans l'Europe médiévale En occident, ce motif apparaît dans l'art roman à peu près au même moment que la première croisade, puis en numismatique peu de temps après le premier usage avéré en Turquie. Parmi les premières représentations occidentales retrouvées, on peut citer une monnaie du duc d'Autriche Léopold V de Babenberg (1177-1194), croisé célèbre pour sa capture de Richard cœur de lion, qui créa la Monnaie de Vienne grâce à la rançon. La signification de ce motif est encore peu établie, à une époque ou l'héraldique balbutie. Son usage devient plus fréquent à partir de la frappe d'une monnaie à succès, les petits gros des Flandres frappés par la comtesse de Flandre Marguerite de Constantinople (1204-1280), héritière de l'éphémère empereur latin de Byzance, Baudoin. En sa mémoire, ce motif considéré alors comme byzantin est employé sur ces monnaies en 1269. Ensuite il suscita de multiples imitations dans les Pays-Bas. On retrouve une autre série dans l'ancien royaume d'Arles ou le comte de Savoie Amédée V frappe un gros à l'aigle bicéphale inspiré de la monnaie de Flandres en 1296, suivi de nombreuses imitations dans la partie méridionale de l'Empire, à Orange et à Saint Paul-les-trois-châteaux. Les premiers usages d'un aigle bicéphale comme emblème du Saint-Empire apparaissent sous Frédéric II de Hohenstaufen. L'usage devient officiel sous le règne de Sigismond de Luxembourg au début du XVe siècle. La représentation de l'aigle bicéphale reste toutefois rare dans le monnayage allemand de l'époque, à l'exception de la ville de Lübeck qui l'emploie dès la seconde moitié du XIVe siècle.
Petit gros de Marguerite de Flandre, vers 1269. Ar.
3 Avec la chute de Constantinople en 1453, le saint empire romain devenu officiellement germanique depuis peu en fera un plus grand usage, en particulier sur les monnayages des villes d'Empire. Au tout début de l'accession de Charles Quint à l'Empire en 1517, l'usage décuple sur les monnaies des cités d'Empire et des seigneuries secondaires mais il faut attendre la transmission du titre impérial aux Habsbourg d'Autriche en 1557 pour voir son usage se répandre sur le monnayage des territoires dépendant directement des Habsbourg d'Autriche sur les pfennigs, gros, kreuzers, florins et thalers dont il forme souvent le motif principal, toujours couronné et les deux têtes étant pourvues d'auréoles. Le blason au centre varie souvent beaucoup, présentant parfois seulement les armoiries de la province, un écu en deux parties présentant les armoiries dynastiques (Autriche et Bourgogne), la combinaison qui se rencontre fréquemment présente un écartelé des deux royaumes les plus importants (Hongrie et Bohême) avec les armoiries de la dynastie sur le tout. Au milieu du XVIIIe siècle, l'aigle pourra présenter jusqu'à 15 quartiers différents sous le règne de Marie-Thérèse, mais la fin du siècle verra une plus grande simplification de celui-ci en Autriche. Parallèlement, dans les cités d'empire allemandes, l'aigle présente quelquefois les armes de la dynastie mais présente le plus souvent la « pomme d'Empire », le globe crucifère de l'empereur qui porte généralement la valeur de la monnaie, qu'elle soit exprimée en kreuzers au sud, en gros au centre ou en schillings au nord. Les villes de Nurenberg, Ratisbonne et Magdebourg présentent aussi des variétés originales sur les thalers d'argent, une variété présente ainsi le buste de l'empereur Ferdinand II dans l'emplacement du blason porté par l'aigle pour un thaler de Nurenberg frappé en 1631. L'usage de l'aigle bicéphale concerne ainsi 150 Etats au milieu du XVIIe siècle situés majoritairement en Allemagne mais aussi dans les cantons suisses, les Pays-Bas historiques et le nord de l'Italie.
Demi-thaler de l'empereur Ferdindand II frappé à Vienne en 1620. Ar, coll. privée
4 La principauté de Moscou adopte officiellement l'aigle bicéphale sans en faire usage sur ses monnaies et au tout début du XVIe siècle. En 1700, le tsar Pierre le grand entame la modernisation du monnayage russe, frappant désormais ses monnaies en or, argent et bronze et adoptant le portrait monétaire et les modèles occidentaux. L'aigle bicéphale domine largement les monnaies d'or et d'argent, de manière plus secondaire sur les bronzes qu'il partage avec la repréentation de saint Georges. L'aigle bicéphale porte une couronne sur chaque tête tout en étant dominé par une couronne plus grosse au sommet. Il tient le sceptre dans la serre gauche et le globle dans la droite. Pour les ducats en or, il est représenté chargé de l'écu de Moscovie au Saint Georges. A partir du règne d'Elizabeth Iere en 1730, cette représentation est utilisée pour les monnaies d'argent, entouré du collier de l'ordre de saint André le premier appelé crée par le tsar. A la fin du règne, ce motif se retrouve sur le bronze. Les monnaies d'or représentent l'aigle bicéphale au cœur d'une représentation héraldique entourée des écus principaux.
Rouble d'argent frappé pour le tsar Pierre le grand, 1721
5 Avec les changements de la carte géographique européenne dus aux guerres napoléoniennes, les variétés infinies de représentations de l'aigle bicéphale cessent au début du XIXe siècle. Les cités libres allemandes ont quasiment toutes disparues de la carte et les cantons suisses n'affichent plus l'aigle bicéphale à l'exception de Genève qui en représente une moitié sur son écu. L'aigle bicéphale reste dominant sur tout le monnayage de l'empire des Habsbourg et des Romanov, donnant lieu à quelques représentations plus locales en Lombardie-Vénétie ou pour le royaume de Varsovie qui ne survivront toutefois pas au printemps des peuples de 1848. L'aigle bicéphale russe vit l'inflation des écussons représentant les différentes provinces posées au niveau des ailes de celui-ci, de 6 en 1831 on passe à 8 écussons difficilement lisibles sur les représentations utilisées de 1859 à 1917. Une variété propre au grand-duché de Finlande portant uniquement l'écu de Finlande sera employé sur les markkas d'argent et d'or frappés entre 1860 et 1917. Parallèlement, le compromis austro-hongrois rend sa liberté de type aux monnaies du royaume de Hongrie qui reprennent l'écu traditionnel hongrois, les monnaies de l'empire d'Autriche restent toutefois dominées par l'aigle bicéphale. Plus largement, le dessin de l'aigle évole au cours du XIXe siècle, l'aigle s'affine dans la seconde moitié du siècle dans tous les monnayages des puissances centrales.
évolution de l'aigle bicéphale entre 1850 et 1913, de gauche à droite, revers d'un florin autrichien de 1860, avers d'un 20 hellers de 1893, avers d'un 2 kopecks russes de 1852 et revers d'un rouble de 1913. Coll. Privée
6 Parallèlement, les nouveaux Etats des Balkans se réclamant de la tradition orthodoxe font un grand usage de l'aigle bicéphale, inspiré de l'exemple russe et byzantin. Le premier usage d'un aigle bicéphale sur une monnaie serbe remonte au despote Stephan Lazarevitch (1389-1427) qui l'utilisa sur une petite partie de son monnayage. Toutes monnaies d'un Etat serbe disparaissent du milieu du XVe siècle jusqu'à la réintroduction d'un monnayage national en 1868. L'aigle bicéphale blanc serbe fait son apparition sur les monnaies divisionnaires du royaume en 1883, tandis que la principauté, puis le royaume de Monténégro en fait usage sur toutes ses monnaies, (para et perper), frappées à partir de 1900.
Avers d'un 20 para serbe de 1912 et d'un 10 para monténégrin de 1906. Coll. Privée
7 La première guerre mondiale voit la disparition des deux grands empires de l'aigle bicéphale, si celui-ci voit son importance diminuer sur le monnayage européen, il ne disparaît pas complètement. Les Serbes unissent les populaions slaves du sud dans le royaume de Yougoslavie, l'aigle blanc serbe arbore désormais dans son écusson central les étoiles de Bosnie et le damier croate. L'Albanie nouvellement indépendante et disposant désormais d'un monnayage propre emploie ce symbole sur les monnaies de sa république, puis du royaume. La république d'Autriche continuera aussi son emploi présentant simplement l'écu autrichien sur sa poitrine, présentant les auréoles autour des têtes des aigles mais sans couronne.
Monnaie de 10 dinars d'Alexandre Ier de Yougoslavie frappée à Poissy en 1931. Coll privée
8 Après 1945, la république d'Albanie est le seul Etat qui continue à employer ce symbole, dans une couronne de blé et sommée d'une étoile dans le plus beau style soviétique. La fin du bloc soviétique voit le retour de l'aigle bicéphale sur toutes les roubles de Russie à partir de 1992, il s'agit de l'aigle adopté en 1917 sans les symboles de la monarchie. La Yougoslavie le remploie peu après, avec les armoiries de Serbie et de Monténégro au cœur dans un premier temps, puis avec les armes seules de la Serbie suite à l'indépendance du Monténégro en 2006. Aujourd'hui, l'aigle bicéphale orne toutes les monnaies libellées en rouble frappées par la fédération de Russie et la plupart des monnaies serbes.
Rouble russe actuelle